Soen et la World-literature
Lucille Cottin inscrit Soen – Le Cycle du Mal, sa saga fantastique, dans le mouvement de la world-literature. Que signifie ce terme ? Qu’est-ce que ce mouvement et en quoi l’œuvre de l’autrice s’y inscrit-elle ? Suffit-il de parler du monde, ou d’évoquer des voyages dans son roman pour se revendiquer de la world-literature ? Dans cet article, nous ne vous présenterons pas de destination, mais nous nous pencherons sur les rivages de ce concept anglo-saxon.
World-literature, un mouvement universaliste
La world-literature, théorisée aux États-Unis, est un mouvement littéraire qui prolonge deux courants majeurs nés au XXe siècle. Ces deux mouvements sont le postmodernisme et le postcolonialisme. La world-literature est un courant qui veut traverser les frontières et dépasser les barrières culturelles, géographiques et linguistiques. Aussi, la world-literature laisse la part belle au métissage des genres, des thèmes et des styles.
On peut rapprocher le concept de world-literature de celui de littérature-monde. En effet, ce concept, apparu en 2007, vise à mettre fin à l’ambiguïté qui peut exister quant au concept de littérature francophone. Ce mouvement conteste notamment le centralisme de la littérature française et pose la question suivante : pourquoi considérer Aimé Césaire, Alain Glissant ou d’autres auteurs nés en Outre-Mer comme des auteurs francophones, quand d’autres comme Samuel Beckett, Ionesco ou Semprun sont étiquetés en littérature française.
Dans un mouvement comme dans l’autre, il réside une idée de rétrécissement des frontières afin de faire de la littérature une entité globale. Et à l’époque des traductions nombreuses, de la mondialisation de l’édition, le concept de world-literature perdure.
Soen – Le Cycle du Mal, un livre de world-literature ?
Comme d’autres auteurs, à l’instar d’Alain Mabanckou ou Jean-Marie Le Clézio, Lucille Cottin se revendique de ce courant, avec Soen. Mais encore faut-il le démontrer. Il n’échappera à personne qu‘il ne suffit pas de prendre pour thème le voyage pour s’inscrire dans la world-literature. Il est important également de maîtriser plusieurs thèmes, de s’inscrire dans plusieurs cultures, de mêler les styles pour pouvoir se revendiquer de la world-literature.
Soen – Le Cycle du Mal débute fort avec un thème universel : la quête initiatique. Nous vous renvoyons d’ailleurs au célèbre livre de Joseph Campbell : Le Héros aux mille et un visages, afin de vous rendre compte de l’universalité de cette thématique. Soen est un jeune moine bouddhique dont la mission est d’empêcher une prophétie menaçante de s’accomplir. Là où Lucille Cottin s’affranchit du canevas de ce thème (qui mène le héros à s’améliorer tant en termes de compétences qu’en esprit), c’est en faisant de son héros une menace.
Soen n’est pas le seul personnage principal de l’œuvre. On y trouve également le duo Geoffrey Sanders (un agent secret romain) et Samboutsu (un démon, guérisseur errant). Ces deux êtres rejetés par le monde (l’un par la mort, l’autre à cause de sa nature) s’inscrivent dans une autre tradition universelle : celle de la transmission du savoir. Geoffrey, perdu dans un Japon dont il ignore tout, apprend à l’appréhender au contact de Samboutsu.
Littérature motrice
Il y a dans Soen des inspirations puisées partout dans le monde. Dans la forme, Soen s’inspire du shônen manga (l’autrice cite parmi ses inspiration Saiyuki de Kazuya Minekura) mais également de l’esthétique mythologique. Soen puise et mêle de nombreuses mythologies. Bien sûr celle du Japon, avec les yokai, mais également d’autres créatures venues d’autres contrées. Rakshasas de l’hindouisme et incubes, yokai japonais et harpies de la mythologie gréco-latine… l’univers de Soen est celui de toutes les mythologies du monde. Et on ne se surprend pas à voir Moïse affronter des tengu ou des divinités grecques se promener dans le récit.
Le monde de Soen lui-même est une version fantasmée du nôtre, débarrassé de la notion, fort humaine finalement, de pays. Ainsi que le souhaite le principe même de world-literature, les frontières dans Soen sont quasiment inexistantes. Le Japon et la Chine existent, mais font partie de ce qui est appelé Les Contrées Asiatiques dans Soen. L’Angleterre, c’est l’Île du Thé, l’Égypte, les Plaines de Déméter… Avec la convention des noms, Lucille Cottin évoque le monde sans en tracer de lignes strictes.
Enfin, il y a le mélange des genres, qui frappe. Soen se lit avec la légèreté d’un light-novel, ces romans courts japonais. Mais le propos est mythologique, lorgnant allègrement du coté du poème épique. La fantasy est indissociable de l’œuvre, d’autant qu’on y retrouve un humour particulier qui évoque Terry Pratchett. Soen – Le Cycle du Mal apparaît donc comme une synthèse de ce que la littérature a pu produire au cours des siècles et des kilomètres qu’elle a parcouru.
Conclusion
La world-literature, c’est en quelque sorte la littérature telle qu’elle apparaît après des millénaires d’histoires racontées. Et Soen, c’est un peu la synthèse de tout ça. Avec son œuvre, Lucille Cottin brouille les frontières, tant celles du monde tel qu’elle le décrit, que celles des genres littéraires. Elle produit une œuvre qui se veut être la base d’une nouvelle mythologie. Une mythologie sans frontière, dans laquelle le monde échangerait librement tout ce qui fait sa créativité. Parce que Soen – Le Cycle du Mal ouvre une fenêtre sur les mythologies de nombreuses autres civilisations, parce que le récit ne connaît nulle frontière, il ne fait aucun doute pour nous que ce texte s’inscrit dans ce mouvement.
Mais peut-être serait-il plus pertinent que vous vous en fassiez une idée vous-même ?
Sources :
The Institute for World Literature (Université Harvard – Littérature Comparée)
DAMROSCH, D. What is World Literature ?, Princeton University Press, Oxford, Princeton, 2003
MENGOZZI, C. De l’utilité et de l’inconvénient du concept de World-Literature in Revue de Littérature Comparée n°359 p.335 à 349, 2016
CAMPBELL, J. Le Héros aux mille et un visages, éd. J’ai lu, Paris, 2013
Manifeste Pour une “littérature-monde” en français, Le Monde, 2007